by Philippe Vlaemminck & Valentin Ramognino
Introduction
L’influence du droit européen. Tout avocat, quel que
soit son domaine d’exercice, doit être conscient de l’impulsion
européenne à l’origine des lois nationales qui,
sans être de 80%1, est en augmentation constante au vu
du nombre de textes issus de l’Union européenne directement
ou indirectement applicables au niveau national.
Ce phénomène d’européanisation de l’activité législative
française, de l’ordre de 20 à 40 % en réalité2, est
une tendance statistique qui s’accroît par le nombre de
lois mettant en oeuvre des directives européennes, surtout
dans certains secteurs (agriculture, services financiers,
environnement, numérique, etc.).
Tout autant, l’avocat français se rend compte de l’inflation
législative européenne ainsi que de la propension
des institutions européennes à privilégier les règlements, directement applicables.
« L’avocat doit se mettre
au service du juge national
et faciliter la compréhension
et l’utilité du renvoi préjudiciel
demandé. »
Cela doit l’amener à avoir une vision renouvelée du type de règles auquel il peut être amené à avoir recours lors d’un litige. En outre, la complexification des normes et des procédures législatives européennes est à prendre en considération par l’avocat lorsqu’il s’adresse au juge national, dès lors qu’un juge du fond n’est pas nécessairement familier avec le droit applicable issu de l’Union européenne, la procédure préjudicielle ou le processus d’élaboration des normes européennes. L’avocat, dans ses écrits, doit ainsi s’efforcer de référencer avec précision les textes, normes et jurisprudences de nature européenne qu’il entend faire valoir.
Il devrait aussi, parfois, expliquer le contexte législatif autour de tel ou tel norme ou principe européen présent dans les traités (source primaire) ou les règlements ou directives (source secondaire), dès lors qu’il alléguerait d’une contradiction de ladite norme avec le droit national. Dans toutes les hypothèses, l’avocat doit se mettre au service du juge national et faciliter la compréhension et l’utilité du renvoi préjudiciel demandé
S’adapter à son juge. Un autre constat est important à faire par l’avocat pour réussir son renvoi préjudiciel : celui de savoir s’adapter au juge auquel il est soumis. Un juge pénal ou prud’homal français ne sera pas sensibilisé de la même manière avec la procédure préjudicielle ou le droit européen qu’un juge en matière commerciale. L’avocat doit saisir cet enjeu et adapter son comportement procédural, ses écrits et ses relations avec son juge pour favoriser la compréhension de la dimension européenne, l’utilité de la procédure et la décision du juge face à une demande contre-nature pour lui.
Enfin, un phénomène de multiplication des autorités administratives européennes disposant de pouvoirs accrus, voire de capacités de sanctions (le procureur européen, l’autorité européenne des données, la future autorité anti-blanchiment), modifie le paysage européen pour l’avocat français. Celui-ci doit s’informer dans les différents domaines du droit sur quels acteurs nationaux et européens peuvent prendre part à une situation juridique.
I. Connaître son juge et les conditions du renvoi préjudiciel
A. Le juge national, premier juge européen
« Le rôle de l’avocat est ainsi de convaincre le juge national, si ce dernier ne se pose pas luimême la question, que la question préjudicielle est décisive. »
Dès l’institution de la Communauté européenne, le juge national a été investi du rôle primordial de garantie de l’application des règles communautaires et du contrôle de leur respect. En 1976, le président de la Cour de justice de l’Union européenne (« la Cour ») Robert Lecourt déclarait
que « tout juge national est aussi juge communautaire »(3).
Ce rôle, et devoir, du juge national de veiller au sein de son ordre national à la bonne application des règles européennes par les autorités nationales a été extériorisé par la doctrine4 et consacré par le Tribunal de première instance (5) et par la Cour (6). Dès lors, il faut bien avoir à l’esprit que la juridiction européenne n’est chargée du contrôle du respect du droit de l’Union que de manière
subsidiaire et cette « subsidiarité juridictionnelle », caractérisée par une compétence de principe au profit du juge interne, est convenue comme « un instrument de rationalisation de répartition de la compétence et des fonctions juridictionnelles »(7). Le juge du fond est ainsi de
manière principale le juge d’application du droit européen, le droit européen faisant partie du droit national (8).
L’avocat doit prendre cela en compte dans la procédure dès lors que l’application du droit européen peut être demandée au principal et une question préjudicielle en interprétation peut être posée subsidiairement. De manière pratique dans des conclusions, une première partie sera idéalement consacrée aux demandes tendant à l’application du droit européen au litige en cause et dans une seconde partie, l’avocat développera les raisons pour lesquelles le juge devrait poser une question préjudicielle. Il n’est pas nécessaire, en général, de poser une demande
préjudicielle dans un écrit séparé des conclusions sur le fond.
En outre, l’uniformité de l’interprétation du droit de l’Union laissée aux juridictions nationales en première instance se traduit par les principes d’administration directe et d’autonomie procédurale dégagés par la jurisprudence de la Cour (9). Néanmoins, les juridictions nationales ne peuvent jamais constater elles-mêmes l’invalidité d’un acte des institutions communautaires (10). Ainsi, l’effectivité du droit européen dépend en grande partie de la collaboration des juges nationaux, « acteurs du système juridique [de l’Union] »(11), avec les autres acteurs de ce système juridique, y compris les avocats.
Que faire en cas d’incompréhension ou du refus du juge national ? L’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne précise que les juridictions dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours ont l’obligation d’effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour (si l’affaire dont elles connaissent implique une question d’interprétation du droit de l’Union), et par ailleurs que toute autre juridiction n’a aucune obligation d’effectuer un tel renvoi. Dans cette dernière hypothèse, l’interprétation du droit de l’Union doit être indispensable pour permettre à la juridiction de rendre sa décision dans l’affaire. Dans son arrêt Cilfit de 1982, la Cour a dégagé les critères selon lesquels les juridictions nationales statuant en dernier ressort ne sont pas soumises à l’obligation de renvoi préjudiciel (12) et dans l’arrêt Cilfit 2 du 6 octobre 2021, la Cour a précisé que le juge national doit faire apparaître dans sa décision de rejet, les motifs du refus de renvoyer une question préjudicielle. Le rôle de l’avocat est ainsi de convaincre le juge national, si ce dernier ne se pose pas lui-même la question, que la question préjudicielle est décisive pour la résolution du problème juridique et pertinente pour le fond de l’affaire.
B. Le dialogue avec le juge national pour éviter le rejet de la question: la rédaction de la question et l’encadrement
Le rôle de l’avocat est double : convaincre le juge du fond de la nécessité de la question et lui apporter toutes les informations utiles pour la rédaction de sa décision de renvoi à la Cour. Or, selon les conditions du renvoi préjudiciel reprises à l’article 94 du Règlement de procédure de la Cour de justice, celle- ci vérifie notamment la clarté et la précision des explications sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont le juge demande l’interprétation et la nécessité de répondre à la question au regard du cadre factuel.
L’article 99 du Règlement de procédure prévoit également le rejet de la demande si la question préjudicielle posée est identique à une question précédente déjà posée à la Cour, mais aussi lorsque la réponse à une telle question peut être clairement déduite de la jurisprudence (13). En outre, la Cour vérifie toujours que « la justification d’une question préjudicielle n’est pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais est le besoin inhérent à la solution effective d’un litige »(14).
L’avocat doit donc permettre au juge national de lui donner toutes les raisons ainsi que tous les éléments pour lui permettre de poser une demande de décision préjudicielle à laquelle la Cour pourra in fine fournir une réponse utile. Il arrive fréquemment que la Cour rejette une demande de décision préjudicielle pour manque de pertinence, de précision ou de clarté (15). Les conclusions doivent nécessairement intégrer le cadre factuel pertinent et le cadre juridique de manière précise et claire
a. Le cadre factuel à soumettre à la Cour démontrant l’utilité de la question
Les conditions pour que la question soit retenue sont traditionnellement la présence d’un litige réel et la pertinence
de la question posée au regard des faits. L’avocat doit ainsi définir le cadre factuel dans lequel s’insèrent les questions et à tout le moins, expliquer les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées et indiquer les raisons précises conduisant à s’interroger sur l’interprétation du droit de l’Union. Toutes les informations fournies et les questions posées dans les décisions de renvoi doivent enfin permettre à la Cour non seulement de donner des réponses utiles, mais également de donner aux gouvernements des États membres ainsi qu’aux autres parties intéressées la possibilité de présenter des observations. L’avocat doit donc faciliter le travail du juge du fond, en produisant tous les éléments que celui-ci devra transmettre à la Cour pour la recevabilité du renvoi.
Par exemple, il a été jugé qu’une description sommaire, si ce n’est contradictoire, du service fourni par la défenderesse au principal (« covoiturage » alors que ledit service est décrit comme prenant la forme de courses effectuées par un chauffeur et dont la destination est fixée par le seul passager(16)) rendait le renvoi irrecevable. Le cadre factuel était insuffisamment développé et précis, ne permettant pas à la Cour de saisir l’enjeu européen du litige.
b. Le cadre juridique et la rédaction de la question
L’ensemble des éléments de droit national et européen nécessaires à la bonne compréhension de la question
doivent figurer dans les conclusions. Pour être qualifiée de recevable par le juge national puis par la Cour, la question devra être formulée de manière à faire ressortir l’élément du droit de l’Union nécessaire à la résolution du litige. La formulation consacrée est accessible dans les arrêts de renvoi : « une législation (nationale)… qui prévoit que … est-elle contraire avec l’art… de la Charte/du TFUE/… ? ». De même, les règles de recevabilité de la Cour exigent de poser une question juridique in abstracto, en dénationalisant la question, notamment pour permettre aux États membres de proposer des observations.
FIRST GLANCE AT EU PRIVACY LAW IN 2023
The end of 2022 and the beginning of 2023 is very interesting for privacy issues in the European Union law. Below are the most important judgments that have been made recently and which we are following closely.
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Every person has the right to know to whom his or her personal data have been disclosed.
The Court of Justice of the European Union judged this in Case C-154/21 against Österreichische Post (Austria).
In that judgment, the Court found, based on art.15 GDPR, that where personal data have been or will be disclosed to recipients there is :
II. L’utilisation des mécanismes de coopération entre juges et institutions européennes pour la garantie d’un renvoi préjudiciel réussi
Une manière utile et atypique pour l’avocat français de faire fonctionner le renvoi préjudiciel est de connaître les possibilités de coopération que la Cour et les juges nationaux peuvent mettre en oeuvre. Ainsi, un dialogue entre le juge national et la Cour peut s’installer pour établir la pertinence de la question et mettre la Cour en situation de répondre utilement. Les parties, à travers leur avocat, peuvent faire partie de ce dialogue par le biais des observations écrites à la Cour. Cette coopération entre le juge du fond et la Cour est également possible après l’introduction de la demande préjudicielle. Ce fût le cas dans l’affaire Winner Witten où des doutes ont émergé quant à la persistance de la
pertinence de la question à la suite d’évolutions législatives modifiant le droit national.
La Cour avait demandé au juge national de confirmer l’intérêt de la question : « la Cour, agissant sur le fondement de l’article 104, paragraphe 5, de son règlement de procédure, a adressé un courrier à la juridiction de renvoi, invitant cette dernière à lui indiquer si une réponse aux questions préjudicielles demeurait nécessaire pour la solution du litige au principal au vu des précisions entre‑temps apportées par le Bundesverfassungsgericht dans une ordonnance du 22 novembre 2007 »17. Dans sa réponse, la juridiction de renvoi avait précisé qu’une réponse aux questions préjudicielles demeurait nécessaire et la Cour avait pu effectivement rendre son interprétation, démontrant un dialogue utile entre les juridictions dans l’intérêt des justiciables.
Par ailleurs, dans l’affaire Zwartveld, une des décisions de procédure les plus fascinantes (et les plus oubliées) de la Cour, un tribunal néerlandais, saisi d’une affaire pénale concernant des malversations financières dans le cadre du marché commun de la pêche, avait souhaité consulter des documents établis par des agents de la Commission européenne au cours des enquêtes menées18. La Commission ayant rejeté la demande au motif que ces documents revêtaient un caractère purement interne, le juge national avait saisi la Cour de justice d’une « demande d’entraide judiciaire ». La Commission souleva l’incompétence de la Cour, considérant que la demande ne relevait pas de l’article 267 TFUE, puisqu’elle ne concernait ni l’interprétation ni la validité du droit de l’Union européenne. La Cour de justice considéra au contraire que sa compétence pouvait être fondée sur le principe de la coopération loyale : « La Cour doit, dans ces circonstances, pouvoir assurer le contrôle juridictionnel du respect de l’obligation de coopération loyale qui s’impose, dans le cas d’espèce, à la Commission, lorsqu’elle est saisie à cette fin par une autorité judiciaire nationale, par une voie de droit adaptée à l’objectif que cette autorité poursuit. ».
La Cour de justice, pour la première fois, lie les articles 19 et 4(3) du Traité sur l’Union européenne pour que le premier texte permette un contrôle judiciaire de la Cour du principe contenu dans le second (coopération loyale) par les institutions européennes.
Conclusions
La rédaction des conclusions par l’avocat sollicitant une demande de renvoi préjudiciel est fatidique pour la suite
de la procédure. Devant le juge national, cette rédaction constitue un subtil équilibre entre demande au principal d’application du droit de l’Union et demande subsidiaire de renvoi préjudiciel à la Cour en tant qu’outil du dialogue des juges nationaux et européens. Elle demande également d’assurer un équilibre entre respect du juge national comme premier juge européen et incitation à lui faire reconnaître qu’il ne peut pas juger directement le litige, sans le froisser. L’avocat souhaitant obtenir un renvoi préjudiciel doit ainsi s’appliquer dans sa démonstration à expliciter l’utilité de la question au regard du droit européen et du litige en cause, mais il doit aussi s’adapter à son juge, en fonction de la disposition et l’aptitude de celui-ci à appréhender les problématiques et normes européennes et leur impact sur la situation factuelle.
1 Comme l’avait prédit Jacques Delors : débat au Parlement européen, 6 juillet 1988, no 2-367/140.
2 Commission européenne – Représentation en France : « 80 % des lois françaises sont imposées par l’Europe ! Vraiment ? » ; S. Brouard, « Les lois françaises sont-elles écrites à Bruxelles ? : l’européanisation limitée de l’activité législative en France », Dalloz Revue de l’Union européenne, 2012, no 561, septembre, pp. 503‑515.
3 R. Lecourt, L’Europe des juges, Bruxelles, Bruylant, 1976.
4 A. Barav, La fonction communautaire du juge national, Strasbourg, Université R. Schuman, 1983.
5 TPICE, 10 juillet 1990, Tetra Pak Rausing SA/Commission des Communautés européennes, T-51/89 (point 42).
6 C.J.U.E. (ass. plén.), avis, 8 mars 2011, 1/09 (point 80).
7 D. Simon, « La subsidiarité juridictionnelle : notion-gadget ou concept opératoire ? », R.A.E., 1998, pp. 84 à 94.
8 C.J.C.E., 15 juillet 1964, Costa/Enel, 6/64 ; C.J.C.E., 23 avril 1986, Les Verts, 294/83.
9 Administration directe : C.J.U.E., 12 septembre 2006, Eman et Sevinger, C-300/04 (points 69-70) ; et autonomie procédurale : C.J.U.E., 27 juin 2013, Agroconsulting-04, C-93/12 (points 57 à 61).
10 C.J.C.E., 22 octobre 1987, Foto-Frost/Hauptzollamt Lübeck-Ost, 314-85.
11 O. Dubos, Les juridictions nationales, juge communautaire, Paris, Dalloz, 2001, p. 19.
12 Lorsque i) la question n’est pas pertinente pour la solution du litige ; ii) la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ; ou iii) l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
13 C.J.U.E. (ord.), 18 mai 2021, Fluctus s.r.o. e.a./Landespolizeidirektion Steiermark, C-920/19 (point 24).
14 C.J.U.E. (GC), 8 septembre 2010, Winner Wetten GmbH/Bürgermeisterin der Stadt Bergheim, C-409/06 (point 38).
15 C.J.U.E. (ord.), 9 janvier 2019, Fluctus s.r.o. e.a., C-444/18.
16 C.J.U.E. (ord.), 27 octobre 2016, Uber Belgium e.a., C-526/15 (renvoi irrecevable, Trib. comm. néerlandophone de Bruxelles, cadre juridique applicable à Uber).
17 C.J.U.E. (GC), 8 septembre 2010, Winner Wetten GmbH/Bürgermeisterin der Stadt Bergheim, C-409/06, précité.
18 C.J.C.E. (ord.), 6 décembre 1990, J. J. Zwartveld e.a., C-2/88 (point 23).